3-4 Dec 2015 Nice (France)
La coopération expressive : étude de l'exclamation en grec classique
Richard Faure  1@  , Michèle Biraud  1, 2@  
1 : Bases, Corpus, Langage  (BCL)  -  Website
CNRS : UMR7320, Université Nice Sophia Antipolis (UNS)
Laboratoire BCL - UMR 6039 Université de Nice - Campus Saint-Jean d'Angely 3 24, avenue des Diables bleus 06357 Nice Cedex 4 -  France
2 : université de Nice, IUF  (Unice)  -  Website
CNRS : UMR7320
BCL; UMR 7320-CNRS; Université de Nice SJA3/ISHSN 24 Avenue des Diables bleus 06357 Nice Cedex 4 -  France

Les travaux existants sur l'exclamation font la part belle à la position du locuteur. Ils font de l'exclamation l'expression d'une émotion (voir la synthèse de Bacha 2000), souvent par rapport à un stimulus non attendu (Rett 2011). Toutefois l'interlocuteur n'est pas complètement absent, du moins en creux. Ainsi on considère que l'exclamation est présuppositive (débat Beyssade 2009/Abels 2010), ou allie présupposition et assertion (Martin 1987, Faure 2012), c'est-à-dire qu'elle a une influence sur le fonds commun de connaissance. Le traitement en termes de Context Change Potential (Chernilovkaya 2014, à la suite de Castroviejo Miró 2008) est dans la même lignée. Mais ces approches ne rendent qu'imparfaitement justice au rôle de l'exclamation en contexte, car elles se limitent à la dimension informationnelle de l'exclamation.

Nous nous proposons d'explorer une nouvelle voie, celle de la dimension subjective dans la prise en compte de l'interlocuteur. Elle peut s'afficher par des marques de deuxième personne, mais se manifeste aussi par le contenu expressif de ces énoncés (à notre connaissance, seule Vladimirska 2005 s'est intéressée de près à cette dimension). L'originalité de l'exclamation est en effet qu'elle déplace le propos du plan informatif au plan expressif, en exprimant soit une émotion, soit une évaluation. De façon significative, parmi les classes de verbes qui autorisent l'enchâssement d'une exclamation, à côté de celle des factifs cognitifs, se trouvent les factifs émotifs et évaluatifs.

Le dialogisme assuré par l'énoncé exclamatif se manifeste souvent de façon non coopérative (interruption de la progression de la conversation), voire polémique (contestation de la posture de l'interlocuteur). Parfois, et c'est plus surprenant, les exclamations peuvent également être coopératives. C'est pourquoi nous concentrerons notre étude sur cette dimension dans une perspective de coopération (Grice 1989), et textualo-discursive de cohérence (Segmented Discourse Representation Theory, Asher et Lascarides 2003).

Pour ce faire, nous proposons d'examiner un corpus de situations dialoguées en grec classique (3 tragédies, 3 comédies et 3 dialogues philosophiques), en nous limitant aux exclamations explicitement marquées, à savoir les exclamations directes en hōs, hoîos, hósos (1), les groupes nominaux au génitif exclamatif ou précédés d'une interjection (2), et les énoncés mettant en tête un terme évaluatif (3).

 

(1) Oímoi tálas, hōs ōkrías' autn idn (Ar. Grenouilles, 307)

pauvre.de.moi malheureux comme j'ai.pâli elle voyant

(2) Hec. Oímoi téknon Po. Tí me dusfēmeîs?(Eur. Héc.180-181)

Hécube : pauvre.de.moi enfant Polyxène : pourquoi à.moi tu.dis.des.mauvaises.paroles

(3) Sōk. Makárion ge ô Hippía páthos péponthas (...)

Socrate : Heureux ptc ptc Hippias-voc sort tu.as.vécu

(i.e. d'être optimiste sur l'amélioration des âmes quand Hippias va à Olympie)

Hip. Eikótōs ô Skrates eg toûto pépontha. (Platon Hipp. Mineur, 364a)

Hippias : Normalement ptc Socrate-voc moi cela j'ai.vécu

 

Si l'on dresse une typologie, plusieurs cas se présentent.

1) Les exclamations qui isolent le locuteur sont rares, comme en (1) où Dionysos qui vient d'échapper à un monstre, exprime sa peur en faisant retour sur lui-même (οἴμοι ‘pauvre de moi', + verbe au passé.

2) Plus souvent les exclamations présentent une dimension non coopérative (voire polémique), car

a) Elles interrompent la progression de la conversation. Ainsi en (2), l'exclamation d'Hécube oímoi téknon vient interrompre les propos de Polyxène, comme commenté ensuite par Polyxène elle-même.

b) Elles contestent les propos, ou plus exactement la posture de l'interlocuteur, comme en (4), où Jason refuse l'assertion du chœur qui lui annonce la mort de ses enfants. L'originalité de l'exclamation est qu'elle le fait non pas en niant une assertion, mais en déplaçant le propos du plan informatif au plan expressif.

 

(4) Ia. Oímoi tí léxeis ?

Jason : pauvre.de.moi que vas-tu.dire

hs m' aplesas, gúnai. (Eur. Médée, 1310)

comme moi tu.as.détruit femme-voc

 

3) Toutefois, il n'est pas étonnant de trouver les exclamatives dans ce rôle polémique. En revanche, ce qui est plus surprenant, est que les exclamations peuvent également être coopératives.

 

La coopération peut se faire sur le contenu de l'exclamation, comme en (3), c'est-à-dire que l'émotion/évaluation est partagée, et c'est sans doute là le point le plus important. Si l'on accepte qu'un énoncé a (au moins) deux dimensions : le contenu informationnel, et le contenu expressif, on peut poser que des règles régissent ces deux dimensions. Le degré de dépendance de ces deux ensembles de règles serait à vérifier. Peut-être sont-elles complémentaires ou inversement proportionnelles, ou au contraire peuvent-elles se compenser l'une l'autre (voir pour des pistes Legallois et François 2012). Ainsi, l'exclamation déclenche un nouveau mouvement de discours, comme certaines questions. Nous tenterons dans cette communication de modéliser ce que peut être la pertinence d'un énoncé expressif, ainsi que les relations de discours qui peuvent s'établir au niveau de l'expressivité, et la place qu'occupe l'exclamation dans ce modèle. À côté de relations de discours fondées sur la vérité comme l'élaboration, la narration, l'explication (Asher et Lascarides 2003), on trouvera des relations expressives comme, par exemple, l'empathie, l'antipathie ou la sympathie (comme dans le cas de (3)).

 

Abels, K. 2010. Factivity in exclamatives is a presupposition. Studia Linguistica 64:141-157.

Asher, N., and Lascarides, A. 2003. Logics of conversation. Cambridge-New York: Cambridge University Press.

Bacha, J. 2000. L'exclamation : approche syntaxique et sémantique d'une modalité énonciative. Paris: L'Harmattan.

Beyssade, C. 2009. Presupposition and Exclamation. In Implicatures and Presuppositions, eds. P. Egré and G. Magri, 19-34.

Castroviejo Miró, E. 2008. An expressive answer. Some considerations on the semantics and pragmatics of wh-exclamatives. CLS 44.

Chernilovskaya, A. 2014. Exclamativity in Discourse. Exploring the exclamative speech act from a discourse perspective. Utrecht: LOT.

Faure, R. 2012. The Interaction between Presupposition and Focus: Classical Greek Exclamatives. Journal of Greek Linguistics 12:276-304.

Grice, P. 1989. Studies in the Way of Words. Cambridge (Mass.): Harvard University Press.

Legallois, D, and François, J. 2012. Définition et illustration de la notion d'expressivité en linguistique. In Hommage au Professeur Claude Guimier: PUR.

Martin, R. 1987. Langage et croyance : les "univers de croyance" dans la théorie sémantique. Liège: P. Mardaga.

Rett, J. 2011. Exclamatives, degrees and speech acts. Linguistics and Philosophy 34:411-442.

Vladimirska, J. 2005. L'exclamation dans le dialogue oral : l'exemple du français et du russe. Gap-Paris: Ophrys.



  • Presentation
Online user: 1