3-4 Dec 2015 Nice (France)
Négation holophrastique, intersubjectivité et « lois phonétiques »
Floricic Franck  1, *@  
1 : Paris 3 - Sorbonne Nouvelle
Université Sorbonne Paris Cité (USPC)
13, rue de Santeuil - 75231 Paris Cedex -  France
* : Corresponding author

Il est bien connu que la question des “Termes à Polarité Négative”, indéfinis négatifs et autres “Items négatifs” a donné lieu depuis un certain nombre d'années à de très nombreuses études dans les langues les plus diverses (cf. entre autres Miestamo (2005) pour un excursus de nature typologique). Il n'en va pas de même, cependant, du statut et des propriétés de marqueurs tels que le français non, l'italien no, le castillan no, le catalan no, le roumain nu, le portugais não, etc. On se souvient que Tesnière définissait ces marqueurs comme des « phrasillons ». La complexité du problème provient de ce que dans telle ou telle langue, la « négation de phrase » ou « sentential negation » a) ne présente pas de différences formelles notables par rapport à la négation holophrastique correspondante ; b) le contenu et l'instruction sémantiques véhiculés par des mots tels que « non ! » sont loin de se réduire à la négation de la logique du premier ordre. Il est bien connu qu'un « non ! » peut être proféré à la perception d'un événement que le locuteur value comme «désagréable », inattendu ou « déplaisant » pour lui-même ou pour les autres. Les modulations phonétiques associées à ce genre de marqueur portent inévitablement l'empreinte du locuteur et de ses affects et elles teintent d'une manière variable l'acte de parole qu'il réalise (cf. la notion d'ekphonēsis ‘outcry' utilisée dans la rhétorique anglaise). Les philologues ont d'ailleurs remarqué depuis longtemps que les phénomènes d'allongement vocalique et consonantique, les variations d'intensité et de hauteur pouvaient constituer des traces de l'inscription du locuteur dans son dire (cf. entre autres la rétraction de l'accent au vocatif ou le phénomène de la pluti, etc.) et des indices grâce auxquels il se pose face (ou s'oppose) à son interlocuteur (cf. Karcevski 2000).

Qu'il suffise de penser également à la réduplication intensive, qui dans le cas de non ! avait amené le grammairien italien Pierfrancesco Giambullari à inclure nonò ‘non non !' non pas dans la catégorie de l'adverbe (contrairement à la négation de phrase non ‘ne... pas...') mais dans celle de l'inframmesso, arguant du fait que « lo inframmesso, da' Latini chiamato interiectio, è una subita voce gittata a caso tra l'altro ragionamento: laquale apertamente dimostra lo affetto del animo di chi favella. Questa parte del parlare (per quanto ne dice Prisciano), si pone separata da lo adverbio: Perché e' pare che ella abbia in se stessa la piena affezzione del verbo, talmente che senza quello, appieno ci discuopra qualche intenzione dello animo: cosa che no possono fare gli avverbi, iquali eccetto che alcuni pochi, non possono stare senza il verbo che gli sostenga”.[1] Qu'il suffise de penser aussi aux observations d'un Destutt de Tracy (1817 : 37), d'après lequel « Souvent un seul de nos mots représente une proposition toute entière, exprime un jugement complet, et, ce qui est plus fort, n'exprime pas toujours le même. Non, par exemple, veut dire je ne sens pas cela, ou je ne crois pas cela, ou je ne veux pas cela, suivant la manière dont il est placé ». On notera du reste que Destutt de Tracy (op. cit. 68-69) classe les mots oui et non parmi les interjections.

D'une manière plus générale, on s'interrogera sur le statut linguistique de ces « phrasillons » et leur place dans le système de la langue. On se demandera si et dans quelle mesure, en tant que « membre total », la négation holophrastique échappe, à l'instar des interjections, aux relations syntagmatiques et paradigmatiques.

 

Bibliographie

Bernini, G. & Ramat, P. (1996), Negative Sentences in the Languages of Europe. A Typological Approach. Walter de Gruyter, Berlin. (Empirical Approaches to Language Typology 16)

Destutt de Tracy, A. L. C. (1917), Elémens d'idéologie. Seconde partie : grammaire. Courcier : Paris

Floricic, F. (2005), « La négation dans les langues romanes », in Lalies 25. Actes des Sessions de littérature et linguistique (Aussois, 23-28 août 2004). Presses de l'Ecole Normale Supérieure, Paris. pp.163-194

Floricic, F. (2009), « A propos du statut morpho-syntaxique de la négation connexionnelle en italien, en espagnol et en occitan languedocien : « être » ou « ne pas être » un clitique », in Bulletin de la Société de Linguistique de Paris 104 (1). pp.261-310

Floricic, F. & Mignon, F. (2007), « Négation et réduplication intensive en français et en italien », in Floricic F. (ed.), La négation dans les langues romanes. Linguisticae Investigationes Supplementa John Benjamins. Amsterdam / Philadelphia. pp.117-136

Giambullari, 1551, De la lingua che si parla & scrive in Firenze. Et uno dialogo di Giovan Batista Gelli sopra la difficultà dello ordinare detta lingua, Firenze, Porenzo Torrentino.

Jespersen, O. (1917), Negation in English and Other languages. Ejnar Munksgaad, København (Historisk-filologiske Meddelelser udgivet af Det Kongelige Danske Videnskabernes Selskab 1 (5)).

Karcevski, S. (2000), « De l'exclamation à la conjonction. Intériorisation de l'exclamation en russe », in Inédits et Introuvables. Textes rassemblés et établis par Irina et Gilles Fougeron. Peeters: Louvain. pp.137-174

Manzini, Maria Rita, and Savoia, Leonardo (2005), I dialetti italiani e romanci. Morfosintassi generativa. Alessandria: Edizioni dell'Orso

Miestamo, M. 2005. Standard negation: the negation of declarative verbal main clauses in a typological perspective. Mouton de Gruyter, Berlin

Parry, Mair (2013). ‘Negation in the history of Italo-Romance', in David Willis, Christopher Lucas, and Anne Breitbarth (eds), The History of Negation in the Languages of Europe and the Mediterranean. Oxford: OUP, 77–118.

Tesnière, L. (1976), Éléments de syntaxe structurale. Klincksieck, Paris

Van der Auwera, J. (2010), « On the diachrony of negation”, in Horn, L. (Ed.), The Expression of negation. Mouton de Gruyter, Berlin. pp.73-101


[1] « L'inframmesso, que les latins appelaient interiectio, est un mot proféré au hasard d'un raisonnement ; lequel montre ouvertement l'affect de celui qui parle. Cette partie du discours (d'après ce qu'en dit Priscien), est distincte de l'adverbe : car il semble qu'elle ait en elle-même le plein affect du verbe, tant et si bien que sans ce dernier, elle affiche pleinement quelque intention de l'âme. Chose que ne peuvent faire les adverbes, qui à part quelques-uns, ne peuvent apparaître sans le verbe qui les soutient. »


Online user: 1