3-4 Dec 2015 Nice (France)
Redéfinir l'exclamation par la prosodie des actes de langage
Chantal Rittaud-Hutinet  1@  
1 : institut de linguistique et phonétique générales et appliquées  (ILPGA)  -  Website
Université Paris3-Sorbonne nouvelle
19, rue des Bernardins 75005 Paris -  France

C'est une forme particulière d'exclamation que je voudrais ré-interroger ici : l'interjection, pour en analyser quelques unes des dimensions orales afin de montrer l'impact de la prosodie signifiante sur ce qui est compris par le destinataire, dès lors que le sens sémantique des mots sur lesquels elle apparaît peut être modalisé, biaisé, validé, accentué affaibli, ou même annulé par le signifié pragmatique.

De la recherche sur corpus il ressort en effet que, quel que soit son objectif, le parleur recourt plus que souvent à la multimodalité[1] et en particulier aux unités linguistiques présentes dans la couche vocale de l'oralité, les signes vocaux, sans lesquels quantité de lieux de nos discours demeureraient ambigus pour le récepteur parce qu'amputés d'une partie importante du sens que nous voulons leur donner.

La couche vocale se montre donc en français un constituant indispensable pour l'échange oral, et ce tout particulièrement quand l'énoncé se limite à un "exclamatif" de type interjection tels hein, quoi, tiens, ah, oh, ainsi que l'on déjà esquissé quelques études..

Mais leur étude linguistique ne va pas de soi. Et il faut tout d'abord abandonner le classement qu'en font généralement les lexicographes et lexicologues, comme les grammairiens, car ce qu'ils font entrer dans la catégorie interjection ressemble beaucoup à une liste fourre-tout. Certes, nous tombons d'accord avec presque toutes les typologies, aussi contradictoires qu'elles soient les unes par rapport aux autres ; mais c'est justement l'indice qu'aucune ne parvient à cerner réellement le problème que posent ces unités, même si les solutions théoriques proposées apparaissent recevables. En outre on s'aperçoit que plus une taxinomie de cette sorte est détaillée, plus elle tend à perdre son objet : d'un côté on peut retrouver un même support lexical dans plusieurs intitulés et, de l'autre, au premier exemple de "parole réelle", la forme ne peut plus rester dans sa "case".

A leur décharge rappelons que, de l'avis même des spécialistes, les interjections – comme les onomatopées – posent de réels problèmes : on lit chez Josette Rey-Debove qu'il "règne une grande confusion dans les dictionnaires à ce sujet /et que/ ce sont des mots entièrement sacrifiés aussi bien dans la macrostructure que dans la microstructure"[2]. Dans leur Dictionnaire des onomatopées, Pierre Enckel & Pierre Rézeau expliquent pour leur part que "souvent on confond l'onomatopée avec les mimologismes, les huchements et les interjections. /.../ L'analyse est souvent insuffisante. On peine déjà à leur trouver un nom /... et/ les indications de catégories grammaticales éclatent dans de multiples directions quand il ne s'agit pas de bruits"[3].

Les problèmes de ce type de description sont évidemment liés à l'impossibilité d'y prendre en compte les signes vocaux en tant que tels[4], l'approche lexicale ne traitant pas les interjections à partir de leurs nombreuses réalités orales.

Dès lors que le sens de nos paroles[5], perçu par l'écouteur, est largement dû aux signes vocaux[6] - qui doublent, complètent ou remplacent les mots, les syntagmes et/ou la syntaxe[7], et apparaissent dans le discours pour des buts extrêmement divers[8] -, c'est à partir d'un approfondissement dans ce sens qu'on peut espérer fournir une approche plus cohérente des interjections.

Après avoir résumé l'essentiel du modèle phonopragmatique de recherche sur la couche vocale de l'énonciation et des effets des signes vocaux sur l'auditeur, je présenterai brièvement la description des interjections telle qu'elle est faite dans le TLFi et dans 3 sites internet. Puis, par l'analyse des signifiés de quelques "oh" et "ah" enregistrés dans des situations diverses, et de leurs traits acoustiques - qui ne se limitent pas à la durée et à la hauteur mélodique -, je montrerai que si, même hors contexte, les tests de compréhension montrent que les récepteurs comprennent sans erreur ce que signifie chaque diction, et donc si on peut dire des choses très différentes les unes des autres avec ces formes sans réel contenu propre, alors on peut affirmer que c'est bien la présence des signes vocaux qui compense la déplétion du sens sémantique de ces termes multivalents et rend perceptible et claire au destinataire la visée de l'énonciateur[9].

 

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[1]) cf. Adolphs S. & Carter R. 2013

[2]) Rey-Debove Josette 1971 ; p. 251

[3]) Enckell Pierre & Rézeau Pierre 2003 ; pp. 11, 13

[4]) cf. Rittaud-Hutinet Ch. 2009a

[5]) cf. par exemple Beeching K. & al. (éds) 2009, Tagliamonte S. 2011, Tsiplakou K. et al. (éds) 2009, Völker H. 2009

[6]) En outre ils ont pour eux : la discrétion (grande force du sous-entendu, qui permet entre autres de contourner les termes politiquement non-corrects) ; la rapidité (s'opposant à la linéarité lexicale) car ils apparaissent en même temps que les mots articulés ; une capacité combinatoire inconnue du plan lexical (plusieurs signes vocaux pouvant apparaître simultanément).

[7]) cf. Brichet C. & al. 2003, Morel M.-A. 1995, 1997, Tighe J. 2010

[8]) cf. notamment Rittaud-Hutinet Ch. 2011

[9]) cf. Morel M.-A. & al. 1996


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